33

Les cris de Fairbank résonnèrent dans leurs oreilles bien longtemps après qu’il fut mort. Les deux hommes et la jeune fille s’enfuirent de cette salle au surplomb précaire où les rats bondissaient, tombaient, repassaient à l’attaque, plantant leurs griffes dans les pierres brisées, sautant sur le rebord pour les poursuivre, sans pour autant parvenir à chasser ces cris horrifiants de leur esprit. Dealey et Kate avaient dû faire sortir Culver de force de la pièce et ce n’est que lorsque les cris cessèrent qu’il se laissa entraîner. Il était resté quelques secondes sur le seuil, sa hache encore à la main, le regard rivé sur la masse mouvante couverte du sang de Fairbank. Un rat avait fait irruption, humant l’air de son long museau pointu tout en cherchant une prise avec ses pattes. Un autre l’avait rejoint et Culver les avait fait fuir d’un coup de botte.

Pendant qu’ils traversaient précipitamment la salle, Culver écoutant d’une oreille Kate qui lui expliquait comment elle avait perdu la torche et le revolver à cause d’Ellison qui avait pris la fuite, la vermine parvint à atteindre la plate-forme en surplomb, sans se préoccuper du combat âpre que se livraient les autres pour les restes de fragments humains. Certains trouvèrent d’autres chemins pour sortir de la salle du rez-de-chaussée, les sens aiguisés, assoiffés de sang, toujours pas rassasiés après des semaines de festin.

Des sentiments intenses, autres que la peur, assaillaient Culver : un profond chagrin causé par la mort de l’ingénieur et de la haine, mêlée de fureur, envers ces bêtes. On aurait dit que les mutants conspiraient avec les autorités qui avaient ordonné la destruction totale de l’humanité : ce que les puissances insensées ne pouvaient exterminer, les rats s’en chargeaient.

Kate tenait la torche que Culver lui avait lancée ; elle la braquait sur la porte par laquelle Ellison avait disparu, presque comme si le faisceau allait leur indiquer la voie la plus sûre pour s’enfuir. Ils parvinrent au seuil de la porte, le franchirent sans s’arrêter, conscients des couinements tout près, derrière eux. Ils traversèrent la petite pièce carrée où ils se trouvaient et se dirigèrent vers une porte ouverte, juste en face. Le premier des rats qui les poursuivaient n’était qu’à environ sept mètres.

Culver poussa Kate et Dealey à l’intérieur et se retourna promptement pour claquer la porte. Des corps vinrent s’écraser de l’autre côté, faisant vibrer le chambranle. D’autres martèlements s’ensuivirent quand les rats géants bondirent contre la porte. Culver voyait la paroi de bois s’arquer à chaque coup. Il se raidit quand il perçut les grattements, auxquels succédèrent des coups de dents déterminés.

— Allez vite de l’autre côté ! cria-t-il. Je vais les retenir le plus longtemps possible, ensuite je vous suivrai en courant !

Il maintenait son pied et son épaule contre la porte et la sentait vibrer à chaque secousse.

Kate recula, tout en braquant toujours la lumière sur Culver, sur la porte qu’il s’efforçait de maintenir fermée pour ne pas laisser entrer les démons. Elle faillit trébucher sur un objet à ses pieds et s’écarta de telle sorte que le cercle de lumière s’élargit, laissant apparaître la porte ; les murs du couloir, Dealey, livide et tremblant comme s’il avait une crise de paludisme, le cadavre également blême qui souriait, la tête penchée sur la poitrine.

Elle eut un mouvement de recul et se mit à hurler ; elle poussa du pied un objet sur lequel elle faillit buter, se tourna et aperçut l’autre torche par terre, le verre brisé. Elle était près d’une longue grille au-dessus de laquelle se trouvaient des câbles avec des valves et des sortes de robinets d’arrêt. Les grands espaces entre les barreaux de la grille, se disait-elle, devaient servir au personnel de maintenance pour atteindre et ajuster les valves : Dans la tranchée :peu profonde, le Browning était calé contre le câble. Le revolver et la torche étaient là, dans le couloir, mais où donc se trouvait Ellison ?

En percevant son cri, Culver et Dealey s’étaient retournés et avaient découvert le corps d’un homme revêtu d’une combinaison de travail, d’un casque muni d’une lampe à ses côtés. Cet homme était mort de faim. Son visage émacié donnait l’impression étrange qu’il était satisfait de sa mort.

— Steve, le revolver ! s’écria Kate, braquant la torche à travers la grille. Ellison a dû le laisser tomber là-dedans.

— Pouvez-vous l’attraper ?

— Je crois que oui. Je pense pouvoir passer la main.

La porte se bomba et, près du plancher, la première fissure apparut. Culver poussa de toutes ses forces contre le bois.

— Essayez d’attraper le revolver, dit-il à Kate :

Elle s’accroupit devant l’ouverture, et braquant toujours sa lampe sur le Browning, glissa ses doigts entre les barreaux. Sa main parvint à s’introduire ; puis, après un effort, son poignet. Elle ne put passer le coude. Le bout de ses doigts effleurait le canon du revolver.

— Dépêchez-vous, fit Culver.

Kate veillait à ne pas laisser tomber l’arme, sachant que si cela arrivait, elle ne pourrait jamais plus la récupérer. Ses doigts se glissèrent de chaque côté, elle les referma solidement comme des tenailles, s’assurant qu’elle la tenait bien, avant de retirer sa main.

La créature noire se rua vers elle et lui mordit la main avant même qu’elle se fût rendu compte de sa présence cachée.

Les cris de Kate firent sursauter les deux hommes. Ils ne distinguaient que sa silhouette accroupie ; la torche, posée à ses côtés, éclairait la porte d’en face. Ses épaules remuaient par saccades, comme si quelqu’un la tirait ; elle avait la tête rejetée en arrière, résistant de toutes ses forces.

Des morceaux de bois tombèrent à ses pieds, mais Culver ne s’en rendit pas compte. Il se précipita vers la jeune fille qui se débattait ; ses cris de souffrance balayèrent tout autre danger. Ramassant la torche, il s’accroupit à côté d’elle et grimaça lorsqu’il jeta un regard à travers la grille.

Un rat, si gros qu’il remplissait l’espace entre les canalisations et le sol de la cavité peu profonde, avait incrusté ses dents dans la main de Kate et tirait, tout en donnant des mouvements brusques de la tête. D’autres rats grouillaient sous les canalisations et se dirigeaient vers Kate. La tranchée de béton ressemblait à une longue cage étroite remplie de créatures qui émettaient sifflements et couinements, leur tête mince sortant à travers les barreaux, leurs dents happant l’air, cherchant à attraper la jeune fille.

Culver assena des coups de hache aux rats les plus proches de Kate accroupie qui essayaient de sortir la tête pour la mordre. Ils poussèrent des cris perçants en sentant leur museau éclater.

— Steve, à l’aide, à l’aide ! hurlait Kate. Oh, mon Dieu, ils repassent à l’attaque !

Culver lui saisit le poignet et le tira vers le haut de toutes ses forces. Le rat vint avec la main, les yeux exorbités, la tête appuyée contre les barreaux. Culver essaya de le frapper, mais la grille était trop étroite, l’angle trop fermé pour que le coup soit efficace. Les dents de l’animal étaient plantées dans la main de Kate.

Par-dessus le vacarme assourdissant que faisaient la vermine et les hurlements de Kate, Culver perçut vaguement les cris de Dealey.

— Ils passent par la porte, Culver !

Il se tourna et dirigea sa lampe dans cette direction. La partie inférieure de la porte commençait à céder, le bois bombant vers l’intérieur. Des éclats de bois sautèrent, une protubérance noire passa au travers, des dents jaunes rongeaient les bords rugueux.

— Venez ici et tenez la torche, hurla Culver à Dealey.

Dealey blêmit lorsqu’il aperçut les créatures dévorant la main mutilée de Kate. Il vit un rat arracher deux doigts puis repartir avec son butin tandis qu’un autre prenait sa place.

Du sang coulait des blessures sur la tête des rats, barbouillant leurs yeux jaunes diaboliques, tandis que Kate se tordait de douleur. Ses cris de souffrance se transformèrent vite en gémissements inconscients. Culver lança la torche à Dealey, puis prit le poignet de Kate dans ses deux mains. Il tira de toutes ses forces, espérant qu’une secousse soudaine ferait lâcher prise aux rats.

Peine perdue. Il tenta d’écraser la tête du premier rat contre les barreaux, mais le rat restait accroché, le regard brillant de fureur. Culver découvrit que les dents étaient incrustées dans les os de la main  – ou -du moins ce qu’il en restait  – et rien ne lui ferait lâcher prise, même pas la mort peut-être. Il chercha le revolver, mais il était perdu sous les corps noirs qui se contorsionnaient.

— Culver !

Dealey braqua la torche sur la porte une fois de plus. Culver jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, sans lâcher le poignet, et vit la tête du rat passer à travers le trou qu’il avait fait, retenue seulement par les épaules. Des morceaux de bois cédèrent et de longues dents apparurent et se mirent à ronger le bois.

Il comprit que Dealey allait se lever et se mettre à courir vers la porte d’en face, mais il lui prit le bras.

Kate ne cessait de gémir, les yeux clos, à moitié évanouie, la tête roulant d’un côté puis de l’autre. Elle avait la main en lambeaux, tous les doigts arrachés, mais les rats tiraient toujours, rongeaient les restes sanguinolents, écrasant les os fragiles.

Dealey lança un regard implorant à Culver.

Le corps de Kate se raidit sous la douleur atroce.

D’autres morceaux de bois éclatèrent derrière elle.

Culver desserra sa ceinture promptement, la tira des passants de son jean. Il plaça la hache par terre, glissa la ceinture autour du bras de Kate juste au-dessous du coude. Il la passa tout autour, fit un demi-nœud et tira fort, au point qu’elle s’enfonça dans la chair. Il fit le nœud. Et saisit de nouveau la hache.

Kate ouvrit des yeux effarés en le voyant lever le bras très haut. Elle le regarda, un instant intriguée. Malgré la douleur, elle comprit. Ses yeux s’écarquillèrent anormalement, ses lèvres s’arrondirent quand elle ouvrit la bouche pour hurler.

— Non... on... on... on !

La hache s’abattit, frappant le bras juste au-dessus du poignet. Les os se fracassèrent, mais il fallut un autre coup pour séparer complètement la main.

Fort heureusement, Kate s’évanouit.

Il régna une confusion totale en contrebas, quand les rats se jetèrent sur ce qui restait de la main. Culver prit Kate, toute flasque, dans ses bras et se leva. Dealey, le visage blême, se leva en même temps que lui. Un coup d’œil rapide leur indiqua que le rat avait presque passé la porte ; seul son arrière-train essayait encore de faire passer le corps qui se débattait par la brèche. Il grattait frénétiquement le plancher avec une sorte de rictus de frustration, de la bave dégoulinant de ses mâchoires crispées tandis qu’il essayait de se frayer un chemin. D’autres morceaux de bois cédèrent et, là où auparavant ne passait qu’une patte, apparut une autre tête d’un noir luisant.

Et durant tout ce temps, le cadavre de l’homme mort de faim continuait de sourire, la tête penchée sur la poitrine.

Culver porta Kate jusqu’à la porte d’en face. Dealey ouvrait la marche. Ils la franchirent rapidement juste au moment où le rat, bien décidé, fit irruption dans le couloir, suivi d’un autre, puis d’un autre encore. Dealey leur claqua la porte au nez et s’enfuit sous les martèlements des rats contre la porte, de l’autre côté.

Ils se trouvèrent dans une pièce carrée avec une porte latérale. Au moment où Dealey promenait sa torche alentour, ils découvrirent un escalier.

— Merci, mon Dieu, murmura Dealey.

Ils ne s’attardèrent pas. Derrière eux, la porte craquait déjà, l’odeur de chair fraîche aiguisant les sens de la vermine. Kate n’était pas lourde, mais Culver était au bord de l’épuisement. Une traînée de sang qui coulait de son moignon les suivit jusqu’à l’escalier, formant de minuscules flaques sur les marches.

Une fois, deux fois, Culver trébucha ; Dealey heureusement les empêcha, d’un geste de la main, de tomber. La deuxième fois, Culver perdit la hache ensanglantée et il dut lui demander de la ramasser et de la lui remettre dans la main.

Ils se retrouvèrent dans un étroit couloir sans porte. Il partait dans deux directions.

Des couinements, des bruits de débandade au-dessous : les rats étaient dans la pièce qu’ils venaient de quitter.

Les deux hommes prirent une direction au hasard ; ils traversèrent le couloir à la hâte ; Culver devait avancer en biais pour passer avec le corps inerte de Kate. Ils entendaient les mutants dans l’escalier.

Le souffle court, la gorge sèche, la poitrine haletante sous l’effort, les deux hommes étaient proches de l’effondrement ; un sentiment de désespoir, de défaite, commençait à saper leur volonté et, par voie de conséquence, le reste de leurs forces. Ils étaient si anéantis qu’ils faillirent rater l’étroite ouverture. Seule une fraîche brise, si différente de l’air stagnant auquel ils s’étaient habitués, arrêta Culver. Il héla Dealey et jeta un coup d’œil dans la brèche. Il cligna des yeux pour s’en assurer. Une faible lumière atténuait l’obscurité.

— C’est une sortie ! Balbutia Dealey. Oh, mon Dieu, c’est une sortie !

Il passa devant Culver et monta les marches de pierre. Culver posa son fardeau, maintenant Kate momentanément en position assise ; il s’accroupit et laissa son moignon sur son épaule. Il se redressa, un bras passé autour des jambes de Kate, l’autre tenant l’arme, et grimpa, lui aussi ; l’air pur le revigora et rafraîchit son corps en sueur ; la douceur de la brise était un guide.

L’escalier étroit faisait une courbe et s’élevait en spirale des profondeurs crépusculaires jusqu’à l’éclat du soleil d’un autre univers, un paysage ravagé qui offrait peu d’espoir, mais, au moins, pouvait encore être un réconfort après les ténèbres malfaisantes.

Haletants, ils parvinrent à une enceinte aux formes bizarres, avec un haut plafond, des murs de dalles grises rapprochés, et une lourde porte en bois. La porte avait une petite ouverture dans la partie supérieure par où la lumière du soleil s’infiltrait.

Dealey se rua sur elle et actionna la poignée.

— Elle est verrouillée ! s’écria-t-il, atterré.

Il secoua la porte.

Culver posa Kate sur le sol de pierre et s’avança vers la porte, poussant l’autre homme sans cérémonie. Il donna un coup de hache à la serrure. Comme elle était vieille, le mécanisme était grippé parce qu’il n’avait pas servi depuis longtemps ; le bois s’effrita et la serrure tomba bruyamment par terre. Mais la porte ne voulait toujours pas s’ouvrir. Elle céda d’un centimètre, mais pas plus. Culver distingua un barreau mince mais large de l’autre côté.

Il recula et donna des coups de pied répétés. L’ouverture s’élargit, le barreau de métal se courba vers l’extérieur. Un coup de hache, bref et sec, le détacha complètement de ses supports. La porte céda brusquement au moment même où ils perçurent des bruits précipités dans l’escalier.

— Faites-la sortir ! hurla Culver, se plaçant en haut des escaliers.

Il laissa le premier rat atteindre la marche supérieure avant de donner un coup de pied aux mâchoires béantes, envoyant l’animal dégringoler l’escalier, heurtant ceux qui accédaient à la dernière courbe. D’un coup de hache, il fracassa le suivant. Celui d’après eut l’œil balafré par la lame qui lui traversa son crâne mince. Il fit un bond en l’air et retomba en arrière au milieu des autres, grâce à un coup de pied de Culver. Il lança une ruade, couinant de douleur, se débattant parmi les autres rongeurs, provoquant la confusion totale qui, elle-même, provenait de l’attaque des créatures qui bloquaient l’étroit escalier dans une mêlée de corps en furie. Donnant ainsi à Culver le temps de franchir la porte.

Son pied heurta le verrou qui l’avait maintenue fermée quelques instants plus tôt, et la lumière du soleil l’aveugla tandis qu’il cherchait désespérément un autre moyen de fermer la porte. Il se trouvait sur un large escalier de pierre dont les marches s’élevaient au-delà de la petite charpente contre laquelle il était appuyé. Derrière lui s’étendait l’allée qui longeait l’Embankment et, non loin, le blockhaus rectangulaire par lequel ils avaient pénétré dans l’abri. Des ordures, balayées par la pluie, jonchaient les marches et l’allée, ainsi que des écharpes, des chapeaux, des sacs  – tout ce que les touristes avaient abandonné dès que les sirènes avaient retenti des semaines auparavant. Rien de tout cela ne pouvait maintenir la porte fermée.

— Culver ! s’écria Dealey depuis le mur de l’Embankment. Il y a un petit bateau là-bas. Nous serons en sécurité sur l’eau !

C’était une chance. La seule.

— Faites monter Kate ! hurla-t-il. Je les retiendrai le plus longtemps possible.

Il entendait encore les rats s’entre-déchirer à l’intérieur du petit bâtiment. Dealey descendit péniblement Kate le long de la rampe qui permettait l’accès à l’embarcadère des bateaux de plaisance ; de l’eau passait pardessus le ponton. Culver attendit quelques instants, pour leur donner le temps de monter à bord de l’embarcation, puis s’éloigna de la porte, dévalant les marches deux à deux, priant Dieu de ne pas glisser. Il se précipita vers la rampe et se retourna juste à temps pour voir la porte s’ouvrir brusquement et les rats surgir. Il remarqua un détail absurde : le bâtiment qu’ils venaient de fuir était le bas d’un monument ; au-dessus, encore fière mais sans tête, Boadicée montait son chariot de pierre, le bras tendu encore intact, brandissant toujours sa lance, d’un air de défi, face aux Maisons du Parlement effondrées.

Il se précipita vers le ponton et découvrit, médusé, une large embarcation vide, encore ancrée là, qui voguait, indifférente, sur le fleuve grossi par les pluies.

— Là-bas !

Il vit Dealey debout dans un bateau plus petit, en aval vers Westminster Bridge. Il partit dans cette direction.

— Levons l’ancre ! S’écria-t-il, conscient que la vermine dévalait la rampe ; plusieurs rats bondissaient déjà par-dessus la clôture pour l’attraper.

Le bateau ne devait pas contenir plus de quinze à vingt personnes assises sur les bancs disposés à l’intérieur. Une minuscule cabine au toit blanc couvrait la proue, protection contre les embruns ou le mauvais temps pour les touristes qui avaient la chance de trouvez une place à l’intérieur. A la poupe, était fixé un gouvernail rudimentaire mais sans nul doute efficace, et près de la barre, se trouvait un changement de vitesse, également sommaire. Devant, une caisse gris pâle couvrait le moteur. Ce n’était certes pas le plus élégant des bateaux, mais, dans ces instants désespérés, c’était, aux yeux de Culver, le plus beau qu’il ait jamais vu. Il était déjà à quelques mètres du quai, voguant paresseusement au gré du courant, aussi lui fallut-il prendre son élan pour le rattraper.

Il atterrit sur le petit pont, s’affala sur la caisse du moteur et se tourna aussitôt pour affronter ses poursuivants. Deux rats bondirent au même moment. L’un d’eux parvint au flanc du bateau et essaya de grimper. Culver le délogea facilement d’un coup tranchant de hache. L’autre avait réussi à sauter sur le banc et, de là, avait bondi sur le couvercle du moteur. Il pivota et se trouva face à Culver, en émettant un sifflement haineux.

Culver frappa mais rata l’animal qui s’esquiva. Le rat l’attaqua, telle une furie puissante, se tortillant dans tous les sens, d’un coup le fit tomber sur le banc en lui lacérant le visage de ses griffes effilées.

Culver s’affaissa, l’arme tomba sur le pont. Se servant de l’élan de l’animal, il poussa vers le haut, puis sur le côté. Le rat passa par-dessus bord et plongea, au milieu d’éclaboussements, dans l’eau boueuse.

Culver se redressa immédiatement et, en deux enjambées, se trouva au gouvernail. Kate était recroquevillée sur le pont, les yeux clos, le visage blême, encore sous le choc. Il savait que la douleur ne se ferait pas sentir aussitôt  – les terminaisons nerveuses avaient été sectionnées et le choc constituait son propre analgésique  – et fut soulagé de constater que son bras ne saignait plus autant.

Du quai, la vermine plongea dans l’eau et se glissa vers l’embarcation à la dérive.

— Comment le met-on en route ? s’écria Dealey, au bord des larmes. Il n’y a pas de clé, il n’y a pas cette satanée clé !

Culver grommela, les épaules affaissées. Il n’y avait maintenant presque plus de brume, malgré un soleil voilé, et il distinguait parfaitement les formes d’un noir luisant s’avançant lentement vers eux. S’il en avait eu le temps, il aurait pu mettre le moteur en marche ; mais le temps manquait, les rats plantaient déjà leurs griffes dans la coque du bateau.

Il ramassa la hache et repéra la gaffe posée près du banc.

— Dealey, prenez-la pour les repousser. On peut encore s’en sortir !

Se penchant par-dessus bord, il assena un coup sur un corps dans l’eau. La distance jusqu’au niveau de l’eau était terriblement courte, mais, au moins, le courant les emportait loin du quai. Un liquide rouge tacha le fleuve quand la hache atteignit son but. Dealey avait ramassé la longue perche et eut juste le temps de repousser un rat qui grimpait sur le flanc. Un autre apparut à sa place et happa la perche, enfonçant ses dents dans le bois et refusant de la lâcher. Dealey redoubla d’efforts pour chasser le rat, le repoussant dans l’eau où il se débattit dans un tourbillon d’écume, refusant toujours de lâcher prise. Ce n’est que lorsque l’air lui manqua que l’animal abandonna pour remonter à la surface. Pendant ce temps, d’autres rats avaient tiré avantage de cette lutte.

Ils grimpèrent sur le flanc du bateau, se propulsant hors de l’eau grâce à leur arrière-train puissant.

Culver se débattait en avant, en arrière, sans jamais s’arrêter, sachant que s’il s’attardait sur un rat, d’autres se faufileraient rapidement à bord. Il assenait des coups de hache, tailladait les bêtes, le visage lugubre, une partie de son esprit d’une froide lucidité, presque séparée de l’action. Dealey l’aidait, mais ses mouvements étaient plus gauches, moins agiles. Cependant, il avait appris à donner des coups secs et brefs avec la gaffe, pour ne pas laisser aux rats le temps de s’agripper.

La rive s’éloignait, mais la vermine continuait à avancer, telle une marée noire à fleur d’eau. L’embarcation voguait en amont, au gré de la marée, dans la direction du pont auquel il manquait une travée, de l’autre côté du fleuve. Au-delà, il apercevait la falaise bizarre formée par le mur de l’ancienne tour de l’horloge écroulé.

Culver se rendit compte que si le courant les emportait assez vite, ils pourraient très bien distancer la vermine. Si seulement ils pouvaient les repousser, si seulement...

Son sang se glaça.

Il avait levé les yeux, l’espace d’un instant, sur le pont. Des silhouettes noires détalaient sur la balustrade et la travée en contrebas, il n’apercevait que des formes voûtées qui se mouvaient. Bon nombre d’entre elles regardaient à travers les moulures. Elles s’alignaient toutes, dans une bousculade effrénée, pour prendre position, leurs longs museaux pointés vers le bas ; leurs pattes avant se balançaient déjà dans le vide. Elles se concentraient. S’apprêtaient à se laisser tomber quand le bateau passerait sous le pont.

L'empire des rats
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